Putain de vaisseau !

Le vaisseau commençait à pencher dangereusement. Il devenait même compliqué de se déplacer dans la soute sans s’accrocher aux rampes.
Cass avait trouvé une position relativement confortable, à moitié allongée entre les casiers et un banc. Elle avait les yeux fermés mais ne devait pas dormir. C’était probablement mieux ainsi ; nos conversations depuis le crash se résumaient à de longues séries de reproches ou pire, à des faux semblants malhonnêtes que nous alimentions tous les deux.
J’étais en tort moi aussi, mais j’avais tout de même la furieuse impression que tout me retombait sur la gueule sans trop de raison. Peut être juste parce que j’avais décidé de ne pas me laisser faire et que je cherchais une solution ; c’était plus simple pour elle de m’enfoncer dès que mes tentatives échouaient.
Non, « j’exagère ». Elle y mettait vaguement du sien, mais je restais persuadé qu’elle ne se voyait pas responsable de la situation et quand bien même certainement pas responsable de trouver une solution pour s’en sortir. Elle imaginait probablement que la balise de détresse nous amènerait les secours.
J’étais un peu déçu qu’elle réagisse comme ça. C’était un peu perturbant. L’enfermement prolongé dans cette carlingue n’était pas normalement un problème, Nous avions l’habitude, mais il faut avouer que c’est un peu plus stressant lorsque vous n’avez aucun contrôle sur la sortie.
Imaginez, vous allez aux toilettes, vous fermez la porte à clef, tout va bien ? Oui mais voilà, vous voulez sortir et la clenche vous reste dans les mains… voilà c’est là où nous en somme… à deux-trois détails près.
Oui, deux-trois détails parce que, pour commencer, nous sommes deux dans cette galère, nos « toilettes » font un angle désagréable avec la ligne d’horizon et la cuvette déborde et rempli la moitié de la pièce. C’est une image, bien sûr, mais l’eau cradingue qui envahi la soute, et probablement une bonne partie du vaisseau, a des relents qui ne sont pas des plus agréables. Pour en terminer avec l’image si par bonheur on avait encore la clenche pour cette foutu porte, il faudrait passer par ce dégueuli de fosse septique… et je ne suis pas capable de réparer ce truc tout seul.
Bon… il y a quand même quelques points positifs. On a des rations pour plusieurs jours, nos scaphandres, et, pour l’instant, le système de survie continue à filtrer l’air. Je suis à peu près sûr que cette flotte est suffisamment acide pour bouffer doucement le système électrique. J’essaie de ne pas trop y penser Cass dit qu’on a le temps.
Le temps pour quoi, merde ?
Une bouffée d’angoisse… j’essaie de ne pas penser à la pharmacie. J’ai besoin de rester lucide, ça ne passe pas par les calmants.
Bon, je me calme.
Paramètre suivant, je suis coincé avec Cass. Bon, là, je dis coincé, vous m’auriez croisé six mois plus tôt vous auriez tué pour être à ma place. Je ne peux pas dire que les dix dernières années j’ai été « coincé avec Cass », non, ou alors de mon plein gré. Oui, c’est une allusion sexuelle. Mais bon, franchement vous ne feriez pas parti des gens qui aurait aimé ma place dans le vaisseau ? Ouais, peut-être même que vous êtes aux nombres de ceux qui ont essayé.
Et bah vous savez quoi ? Venez. Allez-y, prenez ma place dans ce merdier et sortez-moi de là. Je n’en sais rien, peut-être même que je pourrais apprécier que vous me foutiez un coup de pied au cul pour que je sorte de là.
Des coups de pieds au cul, ouais.
Cass dort, ça y est. Je crois.
Est-ce que je devrais dormir aussi ou est-ce que je dois en profiter pour réfléchir.
Je n’en sais rien…
Je m’installe à côté d’elle, par habitude.
Je dois écarter les jambes entre le banc et une rambarde. Je suis très mal installé. Juste en dessous de moi, dans le sens de la pente, l’eau saumâtre clapote. Ce serait vraiment une mauvaise idée de m’endormir dans cette position… Je n’ai pas envie de glisser. Tant pis.
Cass me tourne le dos, ça fait un moment maintenant, mais je connais sa tête quand elle dort. Je l’imagine sans peine.
Elle me rend dingue… et ce n’est pas cette folie du début dont je suis tombé amoureux, non. Elle me rend vraiment dingue, je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle veut. J’en viens à la soupçonner de me pousser à l’erreur. Bam ! Blessure mortelle ! Fini pour Babalou. Je crois qu’elle serait capable de bouffer mon cadavre. Non, en fait j’en suis sûr. Tout bénef’ !
Elle est peut-être en train de rêver qu’elle repeint le vaisseau. Elle n’a jamais pu blairer mes couleurs.
Putain, dix ans à parcourir la galaxie, notre propre vaisseau -pas terrible et tout rafistolé- mais le nôtre. Pas assez bien… c’est ça le fond du problème ?
En fait, tu t’en fous qu’on soit enfermé ? Ça fait combien de temps que tu te sens captive ?
Je croyais que j’avais bien fait… je n’ai même pas cherché à te mettre des œillères… je croyais que tu l’aimais notre vie…
Non, bien sûr, tu l’aimais.
Voilà, c’est du passé. A quel moment on arrête écrire du présent ? Quand l’horizon se réduit ?
C’est sûr que là on n’est pas très bien barré… Je ne crois pas qu’on puisse dire qu’on a connu pire, même pour rigoler. On continu à s’accrocher aux projets lointains… ça ne coute pas grand-chose, c’est facile de mentir. On essaye plus de trouver le chemin qui y mène. Je crois que c’est ça arrêter d’écrire le présent.
Non, non ,non !
Putain !
Bordel !
Non !
Je ne peux pas dormir.
Qu’est-ce que je fais ? Je la réveille ?
Je vais me prendre une volée de bois vert…
Ok, c’est bon, on sait tous très bien où on en est. Le passé est écrit. On va oublier les projets et essayer de construire un peu de présent.
Bon, ce vaisseau.
Ce n’est pas compliqué : il y a forcément une brèche, oui, on prend l’eau. OK, c’est le passé. Il y a encore des trucs qui fonctionnent… mais franchement, est ce qu’il peut encore voler ?
Question sans réponse. On passe.
S’il peut encore voler, je ne peux pas le faire tout seul. Elle non plus du reste (mais je ne suis même pas sûr qu’elle ait envie d’essayer).
Pas de digression.
Si ce vaisseau peut encore voler, il faut qu’on soit deux. Pas de blessés, pas de morts.
Et surtout aucun des deux qui bouffe l’autre, d’accord ?
Ça, c’est bon.
Si je peux accéder à l’avionique on aurait la réponse : savoir si ce tas de merde nous est encore utile ou si on doit juste abandonner le navire. Moi je ne peux pas lire les rapports du vaisseau, mais je peux aller les chercher. Le scaphandre n’est pas fait pour ça mais il me protègera suffisamment longtemps et avec suffisamment d’oxygène pour que je puisse les atteindre.
C’est là où mon plan requiert moins de confiance en moi que de confiance en elle…
– Cass…
Elle émerge en sursaut.
– Quoi ? Il est quelle heure ?
– Euh, je ne sais pas.
– Tu n’as pas dormi ? Faut dormir, économise tes forces, demain il faut qu’on trouve des solutions.
– Quoi ? Je vais me faire engueuler en plus. Je cherche des solutions. Pas demain : maintenant.
Elle s’est rendormie.
– Cass…
– Hmm, quoi ?
– Tu sais ce que c’est le problème ?
– Qu’on s’est crashé dans un bourbier toxique ?
– Nan, le problème c’est qu’on a mis la télé dans notre chambre.
– Quoi ? De quoi est-ce que tu me parles ? T’es malade !
– C’est bon, j’ai toute ton attention ?
– Mais de quoi tu me parles ? La télévision ?
– Laisse tomber, ce n’est pas ça le problème…
– Pourquoi tu me parles de la télé ? C’est quoi ton problème ?
– Non mais je m’en fous de la télé…
– Mais alors pourquoi tu me parles de ça ?
– Tu veux vraiment qu’on parle de ça maintenant ?
– C’est toi qui me réveille avec ça !
– Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.
– Je ne le crois pas… t’es gonflé. T’es mal placé avec cette histoire de télé.
– Mais je m’en fous de la télé !
– Alors quoi ?
– Tu ne veux pas qu’on sorte de ce merdier.
Elle me regarde, incrédule. Il me semble presque la voir lever les yeux au plafond.
Elle ne répond pas. Elle doit se retenir de soupirer.
Je voudrais qu’elle réagisse pourtant. Oui, même les yeux au plafond, même le soupir. Qu’elle montre que la situation lui procure une oncette de réaction.
Elle se détourne de moi.
– D’accord, si on s’en tire on enlèvera la télé de la chambre.
Ah ouais, donc là, elle en a carrément rien à foutre.
– En gros il n’y a pas de problème pour toi ? Tout va bien ?
– Rien que je puisse résoudre. Toi non plus.
Elle se retourne comme pour aller chercher le sommeil.
J’ai juste envie de lui filer des baffes.
– Non, mais vas-y, explique-moi.
– Laisse tomber.
– T’as un super plan d’évasion ? Faut juste attendre que ça passe ?
– On s’est écrasé, ok ?
– Oui, et ? Le pire est derrière nous, c’est ça ?
– Je n’ai pas dit ça…
– Non, et tu fais bien. On est là ! Youhou !
– Je sais. Ne me prends pas pour une conne !
– Alors quoi ? C’est quoi le plan ? Tu me fracasses le crane par accident et tu survis avec mon cadavre ?
– Quoi ? Quoi ? Quoi ? Attends comment on est passé de la télé dans la chambre au cannibalisme. T’es complètement frappé.
– Oh, alors excuse-moi de penser à toute les options. Tu ne m’as pas vraiment aidé jusqu’à présent.
– Mais la télé ! La télé ! En quoi c’est une option ?
– Tout est comme la télé. On laisse les choses s’installer, on réagit plus.
– T’es carrément mal placé pour parler de la télé, c’est toi qui a commencé.
– Mais je… mais… oui ! Bien sûr que c’est moi. Je ne te parle pas de ça !
– Mais si, tu me parles de ça ! Tu me parles de la télé depuis un quart d’heure ? C’est quoi ton problème avec cette télé ?
– La télé on s’en fout !
– Je ne comprends rien… de quoi veux-tu me parler ?
– De sexe !
La vache, je ne sais même pas pourquoi j’ai dit ça.
Visiblement, elle non plus.
– De… sexe ? Là, maintenant, comme ça ?
– Mais non, pas là, maintenant, comme ça…
– Apparemment, si.
– Mais, je… bon, ok. De sexe.
Elle me regarde, impassible (encore) sauf que là je ne suis pas vraiment sûr de vouloir qu’elle réagisse.
– Bon, quand je te fais des avances, tu réagis. C’est plus ou moins le bon moment mais globalement c’est plutôt comme ça que ça se passe…
Elle est visiblement très dubitative… mais dubitative mode énervée. J’ai un peu peur de ses réactions maintenant.
– Oui… c’est toujours plus ou moins comme ça que ça se passe…
– Bah non.
– Si, c’est toujours plus ou moins comme ça que ça se passe. Il y a forcément parfois des mauvais moments… on a toujours bien fonctionné comme ça…
– Non, non. C’était comme ça. Maintenant… j’ai l’impression d’être face à un mur dès que je t’approche… ça ne marche plus que dans ce sens. Je connais cette situation… Je sais qu’à un moment je vais en avoir mare de me faire jeter. Je vais arrêter de revenir. Et là, ce sera complètement mort.
Elle baisse la tête, surement parce que j’ai raison…
– T’es en train de me dire que notre navette s’est crashée parce que tu as l’impression de trop te la mettre derrière l’oreille ?
– Quoi ? Mais non ! Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !
– Je ne sais pas… à t’entendre c’est l’impression que ça donne.
– Mais pas du tout !
– C’est moi qui suit tordu, ou c’est toi… tu me dis qu’on est dans cette situation parce que tu ne fais pas assez de sexe.
– Cette situation ? Mais je m’en fous du crash. Non, non, non. Je ne m’en fous pas. Je dis que tout devient compliqué avec toi. Alors, oui, je parle du sexe, mais c’est pour tout pareil.
– Arrête. Je ne comprends rien.
– Moi, je suis déjà passé par là…
– Par où ?
– Je vais te répondre ! Tu vois, de ton point de vue, il n’y a pas de problème. Il suffit juste d’attendre que la machine se remette en route. Tu me laisses faire, tu me soutiens vaguement. A chaque fois que je me plante, tu fais comme si rien n’était. Tu regardes au loin comme on a toujours fait, plus tellement à nos pieds. Tu détournes l’attention. Je ne sais pas si ça te rassure ou si c’était juste en attendant que tout merde… Je préfère même croire que tu ne le fais pas exprès. Moi aussi c’est un petit mensonge qui me rassure… La vérité, c’est que j’ai déjà vécu ça, il y a dix ans. Avant toi… quand tu m’as ramassée. Je me suis déjà épuisé à essayer de sauver le vaisseau, seul contre l’autre moitié de l’équipage.
– Attends, Attends ! Je croyais que tu me parlais de notre couple ?
– Mais putain : c’est la même chose ! Ce putain de vaisseau qui est en train de sombrer, c’est nous !
– Oui, oui… bien sûr…
– Bon, écoute, laisse tomber. Il faut qu’on essaye un truc. Ce tas de ferraille penche de plus en plus… on va sombrer…
– Oui, j’avais remarqué…
– Soit on peut le faire redécoller soit il faut qu’on sorte avant d’y rester… on trouvera peut-être de l’aide à la surface. On tentera notre chance…
Elle baisse la tête, surement parce que j’ai raison.
– Je vais prendre la combinaison, aller jusqu’aux Ops et de là je pourrais te transmettre les commandes de l’avionique…
– S’il en reste…
C’est à mon tour de baisser la tête.
Je vais vous la faire courte. La version hollywoodienne rallongera certainement la sauce… C’est assez étrange finalement, parce que c’est plutôt mon genre d’en remettre une palanqué.
Le scaphandre a plutôt bien tenu… j’ai perdu quelques modules, mais rien de bien grave. J’ai réussi à atteindre les Ops. Je connais tous les recoins de ce vaisseau depuis le temps. Même dans l’eau vaseuse j’ai trouvé mon chemin. Une poche d’air m’a permis de travailler suffisamment longtemps. Cass a pu récupérer toutes les données et les commandes… je ne sais pas si elle peut en faire quelque chose. Je ne l’entends plus dans la radio… je crois qu’elle m’entend encore. Je ne sens pas le vaisseau ronronner… je ne sens pas grand-chose à vrai dire… je crois que je manque juste d’oxygène… il me manque de la force… c’est con… peut-être que si j’avais été plus reposé… peut-être que si j’avais attendu le bon moment…
Je suis fatigué maintenant… je n’aurais peut-être pas dû…
Allez, merde. Pas comme ça, hein ? Pas maintenant que vous commencez à me trouver attachant ?
Non, non… je suis un connard, je sais.
Allez… ce n’est pas la première fois que je retrouve mon lit sans me souvenir comment j’ai fait… et là, c’est pas si compliqué…
Je n’ai pas envie de mourir loin d’elle…je n’en ai jamais eu envie. Je ne crois pas en tout cas… elle pourra partir avec sa combinaison pendant que je dormirai… La mienne est à bout de souffle. Elle pourra même me mordre et m’arracher un peu des forces qu’il me reste avant de partir… je ne suis pas sûr qu’il reste grand-chose…
Je nage comme je peux ; la combinaison n’est pas vraiment faite pour ça. Ce n’est pas la seule chose qui n’est pas vraiment faite pour ça, ici.
Je remonte les coursives à tâtons. Je le connais bien ce vaisseau. Oui les couleurs sont à chier… mais là, de toute façon, il va falloir tout repeindre… je me demande si l’odeur partira…
Ça m’énerve tellement que je coupe les bips d’alertes de ma combinaison… j’ai tout le temps qu’il faut, non ? Elle a dit qu’on avait le temps…
Je fais un petit détour… on ne voit pas grand-chose, mais mes souvenirs sont agréables.
Il y a une ouverture que je ne connais pas… ce n’est pas une porte… une brèche ?
Ah, putain, la brèche. J’avais oublié… bon ça n’a pas l’air si grave… en même temps je ne me rends pas compte de grand-chose… on dirait que tout est plus sombre… mais il y a de la lumière là-haut…
Je repense à la télé… je ne sais pas pourquoi. Enfin, si, à cause de cette brèche. Il doit bien y avoir un lien… c’est marrant… il y a une nouvelle porte ici, si on réfléchit bien… ce n’est déjà plus tout à fait notre vaisseau…
Peut-être que c’est un défaut qui était là depuis longtemps. Peut-être que c’est un des innombrables trucs qu’on a imaginé réparer plus tard…
C’est là que la fosse septique est entrée en tout cas.
Hé hé.
La clenche est cassée de toute façon, non ?
C’est peut-être ça, la seule sortie.
Je repense à la télé.
Je ne suis pas sûr d’avoir la force…

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