Chapitre Final

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La salle du trône était d’un silence trompeur. La quiétude était faussée par les dimensions hors normes du lieu. Les immenses fenêtres étaient ouvertes sur la cité, mais la clameur des combats qui montait était étrangement distordue, étouffée par une curieuse distance. Comme si l’endroit était dilué dans le temps et ne percevait les événements que dans un sourd empilement de toutes les époques passées, présentes et futures.

Même le chaos volontaire provoqué par l’entrée de Sargon dans la salle semblait dérisoire.

Les portes enfoncées, les derniers fidèles massacrés, les esclaves exécutés sommairement… rien. Aucun cri, aucun coup, aucune agonie ne semblait pouvoir survivre dans la lourde atmosphère.

Sargon était couvert de sang. Il avançait droit vers le trône. Mais même sa barbarie semblait plier devant chaque colonne. Ses jambes luttaient pour ne pas se dérober face aux bannières suspendues bien au-dessus de lui.

Il avait voulu pénétrer ici seul, affirmer son pouvoir mais il semblait bien peu de chose. Ce qu’il avait accompli le dépassait complètement. Il était un jouet ; un jouet qui s’était cru plus fort que la main d’un enfant.

Que comptait-il faire avec son épée ? Il devait lui-même douter de ses intentions. La force qui le poussait ici était celle d’Ishtar, pas la sienne.

L’usurpateur pensait certainement faire jeu égal avec Ur-Zababa. Le roi tenait son arme négligemment, la pointe égratignant les dalles polies par ses années de règne. En cet instant elle semblait moins un objet de pouvoir qu’une canne pour son bras fatigué.

Le roi attendit que Sargon soit à portée de voix.

« Sais-tu que les années de règne passent différemment ?

La question n’appelait pas vraiment de réponse. Sargon n’était pas un personnage avec lequel on pouvait discuter. Il venait pour mettre fin à une époque, détruire ce que d’autres avaient patiemment construit.

Ceux qui avaient participé à tout ça, ceux qui avaient fait l’erreur de croire que cette vie serait éternelle, ceux-là, étaient égorgés à cet instant précis sous les fenêtres du palais.

Comme si Sargon avait aussi réalisé ça, il tourna la tête vers les hautes ouvertures qui surplombait la cité. Il entendait les mêmes sons mais leur écho avait une tout autre signification pour lui. Il semblait imaginer de nouvelles histoires alors que celles qui avaient été disparaissaient

Ur-Zababa l’observa dans ce tranquille recueillement, décryptant chacun de ses petits mouvements qui trahissait l’impatience contenue.

– Tu ne comprends pas grand-chose, hein ?

La réplique fit grimacer Sargon. Son attention se reporta avec animosité sur le roi.

Ur-Zababa l’ignora. Il n’était finalement qu’un minuscule événement dans la trame complexe. Le seul intérêt de cet usurpateur n’était qu’une curiosité innocente pour le roi. Il symbolisait une fin, certes, mais également une multitude de nouveaux embranchements qu’il ne connaîtrait jamais.

Le roi n’éprouvait aucune frustration. Il y avait tant de choses magnifiques qui avaient vu le jour ici. De minuscules pièces délicates qui avaient trouvé leurs places sous sa bienveillante attention. Des choses que personne n’avait soupçonné parfois ; ce n’était pas toujours un émerveillements qui pouvaient se partager.

Pourtant sa candeur n’avait jamais occulté les imperfections et les échecs mais il les avait transcendés en succès futurs plutôt que d’être rongé au fils des saisons.

Il plissa les yeux en observant Sargon ; lui connaîtrait la frustration et la déception. Un legs amer qu’il ne réaliserait pas avant des années.

– Il m’arrive encore de marcher, loin après le fleuve, là où ce royaume ne semble plus fait que de poussière. Il existe une vallée où le vent modèle le sable comme une mer, sans cesse changeante, et ne semble pas pouvoir déplacer les montagnes. Pourtant… il semble que ces petits détails nous manquent. C’est un endroit, là-bas, qui ne semble pas exister vu d’ici, qui est d’une beauté impartageable et incompréhensible. Rien que mes souvenirs du chant roulant du sable dans la chaleur du jour te seront à jamais étrangers car il est des royaumes que tu ne me prendras jamais. »

Au-dessus du chaos de la cité de Kish, la salle du trône était d’un silence trompeur. Le sang des partisans sur les mains de Sargon était poisseux. Les cris semblaient lointains, presque d’un autre temps. L’atmosphère était lourde et plus Sargon en cherchait l’origine plus cette sensation se dérobait.

Sur le trône, le glaive d’Ur-Zababa attendait patiemment. Sargon hésita à s’en saisir. Un étrange charme semblait confiner l’objet à une vision passée.

Sargon grimaça ; il ne s’agissait que d’une relique mais l’arme dégageait l’aura d’une victoire bien réelle. Il ressentit une pulsion, un désir de possession qui ne l’avait que rarement habité. Il tendit les doigts vers son trophée.

Ce qu’il restait du roi vaincu s’écoula comme du sable.

Le vent emporte le souvenir des défaites.

Le sable disperse les fragments de nos victoires.

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